LA PLUS FORTE, C’EST MA MÈRE
« Laura, tu lui as sauvé la vie », une profonde gratitude vibre dans la voix de ma tante. Depuis plusieurs jours son mari est au lit, affecté par la Covid : fièvre haute, pneumonie interstitielle, bouteille d’oxygène médical près du lit.
Aux premiers symptômes, mon oncle sous-estime : « Je dois avoir attrapé froid… » Puis la fièvre apparait. C’est alors qu’il décide de se faire tester. Positif. Une semaine auparavant j’avais fait de la randonnée avec lui. J’opte moi-aussi pour un test. Positive, avec des symptômes mélangés très légers : de tout un petit peu. Le peu qui suffit pour gêner le corps et pour faire déclencher l’alarme autour de moi. C’est l’isolement dans ma chambre.
Le système famille a été ainsi mis à l’épreuve, car une chose est l’énumération des statistiques des malades au journal du soir, tout ’autre chose est de se retrouver avec un proche atteint par la Covid de manière grave et une positive à la maison. Le réel arrive à l’improviste et te bouleverse.
Au foyer ma quarantaine démarre immédiatement : un isolement physique, psychologique et affectif qui limite mes déplacements à la distance qui sépare ma chambre, au premier étage, du jardin au rez-de-chaussée. Mon père et ma sœur craignent tellement la contamination qu’ils se renferment dans leurs bulles d’angoisse et se taisent dans un mutisme noir qui m’interpelle : je t’accuse, semblent-t-ils dire.
Heureusement qu’il y a maman. Elle garde son sang-froid et se donne aux autres avec amour : soutient ma tante dans les démarches pour le suivi médical du mari, évite que la tension explose au sein de notre foyer.
Avant que cette “bourrasque virulente” renverse notre famille, le dialogue entre ma mère et moi était presque impossible, on finissait toujours par se disputer et se fâcher. Depuis mon départ à Paris, il y a trois ans, quelle que soit l’occasion, j’évitais de me retrouver seule en face d’elle à table.
Aujourd’hui, de ma chambre, je regarde la femme penseuse assise au jardin qui est ma mère et je pense à elle différemment. Je retrace l’historique de cette semaine et je capture plusieurs images d’elle : au cabinet médical, à l’hôpital, dans la cuisine.
Ma mère est la belle-sœur qui menace de porter plainte contre le médecin traitant de mon oncle qui n’a jamais répondu aux appels de ma tante bien qu’il connaissait l’état de santé de son patient.
Ma mère est l’infirmière à la retraite qui dicte aux jeunes médecins d’urgence le traitement complémentaire qu’ils doivent ordonner à son beau-frère au lit depuis une dizaine de jours sous l’effet de la cortisone : de l’héparine pour prévenir le risque de thrombose et un protecteur gastrique pour l’estomac.
Ma mère est la femme qui se sort de tout cela épuisée, pourtant souriante et qui ironise : “Il y a pire”, répète-elle à ma sœur et à moi. Elle sait très bien que nous, les jeunes, sommes les bourgeons de l’avenir.
Ma mère est la maman qu’au 10ème jours d’isolement me dit : « Descends à diner avec moi en cuisine. Porte le masque et les gants mais descends et assis-toi à l’autre bout de la table, au moins tu passes un petit bout de temps en compagnie. Tu n’es plus infectieuse. » Du salon, mon père n’arrête pas de m’observer, les yeux effrayés d’une biche piégée ; ma sœur avec le regard des gens qui délirent et qui voient mon visage prendre l’apparence d’un virus verdâtre tout protubérances et cratères.
Puis hier, l’inattendu : maman à l’ordinateur qui cherche un logement agréable et à bon prix pour sa fille à l’étranger afin que mon expérience parisienne prenne un nouveau tournant et que je puisse vivre sereine et bien installée. En même temps elle vient de soutenir mon choix qui m’emmènera à travailler dans une boutique italienne de produits alimentaires de haut de gamme. Elle dispense également des conseils : « Apprends les procédures d’hygiène de manière que tu puisses, un jour, les appliquer même à ton activité commerciale à toi. » Elle a raison, aujourd’hui les protocoles sanitaires deviennent incontournables, paramètres de qualité qui feront la différence entre ceux qui travaillent bien et ceux qui seront obligés à fermer.
Pour la première fois, je n’ai pas parlé contre ma mère et ses rêves concernant mon avenir (Vérone, concours publique, mariage, avoir des enfants), mais plutôt avec maman et mon avenir proche : Paris, nouveau boulot, petit studio single.
Merci maman, il me fallait attraper le virus et me retrouver enfermée en isolement à la maison pour découvrir la forte femme que tu es et me rendre compte de ton amour inconditionnel : l’amour épanouissant qu’un parent porte à son enfant.
© Eleonora Filippi